(Tous les artistes ne sont pas des innovateurs, mais certains le sont plus que tous : l'art d'innover, l'innovation dans l'art #2)
Il fut une époque où la peinture pouvait provoquer un choc qui bouleverse des existences, où des débats de sociétés se cristallisaient autour de toiles peintes et des artistes devenaient les porte-flingues de la modernité en marche. Un temps où être humain était encore une question que la technologie ne pouvait résoudre. La vie se pouvait alors définir comme une collection d'instants et de mouvements comme autant d'échappées concrètes aux limites de la maîtrise et du désir.
J'ai rencontré la peinture de Joan Mitchell en 1982. J'avais 18 ans. C'était au musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, sis aile gauche du Palais de Tokyo. Je retrouvai alors une émotion qui s'était atténuée depuis les premiers Nicolas de Staël de mon adolescence. La peinture de Joan Mitchell fut de celles qui changèrent ma vie. Je stationnais longtemps dans la grande salle au mur courbe, celle qui délivre la grande peinture, qui immerge le visiteur dans une expérience totale et noie les croûtes, sans concession pour les faibles ou les tièdes. Mais comment peindre après cela ?
Joan Mitchell fut de l'aventure new-yorkaise de l'expressionnisme abstrait, jumeau transatlantique de l'abstraction lyrique. Une pionnière de "l'action painting", ainsi qu'on le disait alors. Femme dans un milieu d'artistes particulièrement machistes, de la génération de Cy Twombly et intime de de Kooning, membre d'un "gang" inspiré par la Black Mountain Review, elle exposa dès le début des 50's chez Castelli aux côtés de Kline, Guston, Motherwell, Pollock, Krasner et j'en passe. Elle fit le voyage de retour vers l'Europe, y vécut avec Riopelle et trouva en Jean Fournier un galeriste, un confident, un ami. Quand Sam Francis choisit le Japon comme terre première, Joan Mitchell préfère son jardin de Vétheuil près de Giverny. Imaginez l'après guerre, avec Max Ernst, Giacometti et Riopelle dans le même café à Saint Germain, et, dans le Greenwich Village, Elaine de Kooning remerciant la jeune Mitchell de servir des glaces à son mari pour qu'il évite de boire. Le tout dans une ère atomique, entre guerre chaude en Corée et guerre froide à Berlin, déferlement de frigos saturés de coca-cola et Mac Carthysme dégondé. Et le jazz. Plus exactement le be-bop, option hard bop. De Parker à Coltrane. Une percée. Sur la toile aussi.
Sous l'influence des artistes chassés d'Europe, en incubation durant les années 30, l'art abstrait américain triomphe dans la New York devenue ville-monde. Et une femme impose, sa présence, son langage, sa peinture. Une force. Elle ne théorise pas, elle peint. Le monde explose tout autour, les révolutions incendient partout, Joan Mitchell peint. Sa vie, ses émotions, ses sentiments. En grand. Il est curieux qu'elle ai réfuté toute filiation avec le Monet tardif, car et le mot est d'Elaine de Kooning, elle pratiqua comme un "impressionnisme abstrait". Elle peint ce que l'oeil ne voit pas. Elle donne à deviner le mouvement de la lumière et des corpuscules, les gestes de la nature en éveil, les inclinations de l'âme et les tourments du cœur. Ses contemporains décrivent une femme à l'humeur souvent exécrable, agressive et aux mots gros. Elle peint par à coups, la nuit, pour révéler le jour. Sa peinture demande à peindre le face à face sans remords, pour que nous, regardeurs hésitants, y entrions sans plus de reproche.
Alors oui, Marc Rothko. Oui, Jackson Pollock. Oui, Sam Francis. Oui, Cy Twombly. Oui, oui, oui. Mais Joan Mitchell est un grand peintre abstrait qui n'a jamais cherché à innover en déclarant une rupture de parade. Elle a voulu s'inscrire dans une tradition, après Cézanne et Van Gogh. Mais, au contact du gang de Greenwich Village, son approche de la surface à peindre l'a amenée là où aucune femme n'était allée auparavant. En prenant tous les risques sans jamais le dire. Une artiste de combat, debout et bord cadre, les brosses en bataille, les tranchées pigmentées pour annoncer une paix qui tarde. Et qui n'est peut-être jamais venue.
quelques vidéos sur youtube : par un amateur éclairé, portfolio au son de Miles Davis, https://www.youtube.com/watch?v=vXlWvWb_sdo
une conférence au Brooklin Museum : https://www.youtube.com/watch?v=PnpR_vOA0YY
Un entretien avec Yves Michaud en 1984 : https://users.wfu.edu/~laugh/painting2/mitchell.pdf
Une monographie d'exposition : Sandro Parmiggiani, "La peinture des deux mondes", Skira 2009.